Le concret et l'abstrait

Force de l'abstraction

L'esprit humain dispose, avec l'abstraction, d'un outil de travail extrêmement puissant. Pour le montrer, démontons partiellement le mécanisme du calcul de la trajectoire de l'obus propulsé par un canon.

En préalable, on a extrait de l'expérience vécue des concepts abstraits tels que longueur, vitesse, angle, parabole, sinus, ... Ensuite, par la méthode scientifique - qui suppose des allers et retours répétés entre la réalité concrète et les concepts abstraits - on a fini par construire une formule mathématique représentant correctement la trajectoire de l'obus.

 
Ceci suppose, d'une part, l'utilisation de la mesure et, d'autre part, une phase de raisonnement pur (logique, mathématique) où l'on combine des idées abstraites selon des règles rigoureuses.

Cette formule mathématique permet, à partir de données de départ, le calcul de résultats à l'arrivée.

Les mathématiques ne sont pas indispensables à la combinaison des idées abstraites (une bonne logique le permet aussi, dans des domaines tels que le droit). Mais ils en fournissent un champ d'application privilégié.

Le concret et l'abstrait

Une fois définis les concepts de base, on peut envisager de travailler uniquement dans l'abstrait, au moyen du raisonnement.

Mais les concepts de base, eux, sont le plus souvent extraits de la réalité concrète.

 
Il y a cependant des exceptions, comme dans la construction de certains systèmes axiomatiques totalement abstraits.

En page 108 du numéro 337 (décembre 2000) de la revue La Recherche, Bruno Latour, dans la foulée de Peter Galison, présente le cas de la théorie de la relativité d'Einstein. Un monument d'abstraction, pour le commun des mortels. Pourtant, il fut inspiré, au départ, par les problèmes de coordination d'horloges rencontrés par les horlogers suisses. Einstein prit au sérieux ces problèmes très concrets, à tel point qu'il prit en considération le temps nécessaire à la transmission d'un signal entre deux horloges. Cela le conduisit à une théorie complexe, qui finit toutefois par atterrir dans la réalité concrète, lorsque certains instruments de mesure le permirent.

Rôle immense de la pensée abstraite, qui doit cependant rester modeste: pour être efficace, elle doit s'ancrer dans l'expérience.

Danger de l'abstraction

Il n'est donc pas question de décréter une supériorité générale de l'abstrait ou du concret, mais bien plutôt de mettre en lumière leur interdépendance.

Cependant, l'abstraction est (par prudence, nous ajouterons "dans une grande mesure") l'apanage de l'homme, et il est clair que celui-ci lui doit pratiquement tous ses progrès: scientifiques, techniques, philosophiques, etc.

Il peut en résulter, chez ceux qui, mieux que d'autres, maîtrisent l'abstraction et ses méthodes, un sentiment de supériorité très trompeur, aggravé par le plaisir intellectuel intense que procure cette maîtrise. Trompeur, parce que dans la plupart des domaines l'abstrait, isolé du concret, n'est qu'une machine tournant à vide et n'engendrant que du bruit.

Il n'en reste pas moins que, dans notre civilisation, les professions à forte dose d'abstraction, ainsi que les études qui y mènent, sont souvent réputées supérieures aux autres. C'est un grand défi pour le système d'enseignement.

Quoiqu'il en soit, l'abstraction doit rester à sa place. Elle ne peut être confondue avec les réalités concrètes. Il ne faut pas oublier que malgré sa puissance elle est toujours le résultat d'une extraction, forcément partielle, des propriétés de la réalité. Si l'abstrait peut parfois révéler le concret, il lui arrive aussi de le masquer ou de le déformer.

Abstraire n'est pas expliquer

Désigner une chose ou un phénomène par un mot peut être un pas important vers une meilleure compréhension. Mais ce peut être, aussi, totalement factice, comme dans le troisième intermède du Malade imaginaire, de Molière, où le bachelier répond à son examinateur:

Mihi a docto doctore
Domandatur cansam et rationem quare
Opium facit dormire?
A quoi respondeo
Quia est in eo
Virtus dormitiva
Cuius est natura
Sensus assoupire.

Le docte docteur
Demande pour quelle cause et raison
L'opium fait dormir?
A quoi je réponds
Parce qu'il y a en lui
Une vertu dormitive
Dont la nature est
D'assoupir les sens.

Un discours que Béralde, le frère du malade imaginaire, avait condamné d'avance: "... un pompeux galimatias (...), qui vous donne des mots pour des raisons (...) ".

Il ne suffit pas d'énoncer une constatation en termes abstraits pour la transformer en explication!

Un moyen de communication

A condition de rester à sa place, la pensée abstraite est un indispensable outil de communication, étroitement lié au langage.