Souffle court

Muscles, cœur, poumons

Encore capturé! C'est ce que sans doute je devais penser – ou du moins ressentir - , allongé sur le dos, bras repliés en croix par Martin, mon meilleur ami de l'époque qui, assis sur moi, me maintenait sous son poids pourtant très relatif. Ainsi s'achevaient sans coup férir les innombrables poursuites, toujours les mêmes à quelques détours près, auxquelles nous consacrions une partie de nos temps libres à l'internat.

Au physique, vers huit ou neuf ans, je n'avais pour moi que la taille. Les courts biceps de Martin développaient une force à mes yeux irrésistible, et s'imposaient avec aisance à mes muscles longilignes. C'est pourquoi, dans ces combats sans agressivité, c'était lui le poursuivant. Un phénomène similaire entrait d'ailleurs en jeu pour la course: à mes longues jambes, l'avantage sur les premiers mètres; à ses solides mollets, et à son souffle inépuisable, la victoire dans la durée.

Enfant puis adolescent, l'asphyxie et l'abandon furent ainsi l'issue de chacune de mes courses de fond. Curieusement, mes performances sportives n'en souffraient guère: le sport d'équipe s'accommode, somme toute, d'efforts brefs et répétés. Au basket-ball, cependant, mon sport favori, la vitesse du jeu augmentant avec l'âge, suivre au plus près l'action, avec ses constants allers retours, devenait proprement suicidaire. Que se passait-il? On eût dit qu'à mesure que mon souffle se raccourcissait, loin de ralentir, je forçais mes foulées comme pour en finir au plus vite. Oui, un véritable suicide, évité grâce aux prudentes régulations de mon organisme.

C'est à un adjudant-chef que je dois ma transformation. Par son implacable truchement, je pus, milicien de 28 ans amolli par de longues études, satisfaire au programme de tout futur officier de réserve: courir 16 kilomètres en deux heures (ou même une et demie?), avec gros souliers et petit sac à dos. Contraint et forcé, j'appris ainsi à doser mes efforts: ralentir lorsque le souffle s'accélère; en côte, raccourcir mes foulées.

En moins d'un an, je perdis ensuite le bénéfice de cet entraînement, que je ne repris que trente ans plus tard: très prudemment, je courus à nouveau cinquante mètres, puis cent, puis souvent 800, 1600… avant d'allonger mes parcours. A 62 ans, je courus 15 kilomètres dans la Forêt de Soignes. Et j'en vins, enfin, à m'intéresser au muscle , au coeur , à la respiration et aux flux d'énergie qui permettent leur fonctionnement.

Ces savoirs, désormais, habitent un coin de mon cerveau. Parfois, ma course s'en trouve enrichie: non seulement je cours, mais je pense que je cours. Mes muscles en plein travail sont des millions de filaments coulissants; le sang qui parcourt mon corps leur apporte le précieux oxygène; mes poumons, au rythme rapide mais régulier, aspirent cet oxygène pour le transmettre au sang; la chaleur qui m'habite malgré la saison froide est le sous-produit de la transformation d'énergie biologique en énergie mécanique.

Ma pensée, puis mes sensations, rejoignent l'action de mon corps; j'en ressens une vive émotion, en forme de bien-être: pendant ces foulées privilégiées, je suis un homme complet.