Envahissement?

J'ai vécu de près la période où le calcul économique a envahi le domaine de l'enseignement. On peut dire que j'ai participé à cet envahissement, pour l'enseignement universitaire. Envahissement sans doute inéluctable, comme l'expliquait bien le texte suivant.

Or les besoins d'instruction (de l'âge scolaire et de l'âge adulte), dans une civilisation complètement transformée, deviennent aussi fondamentaux et aussi massifs que les besoins de nourriture. (...) les sommes à leur consacrer devront (...) absorber un tiers ou un quart non pas du budget des services publics, mais bien des ressources totales d'une nation.

Louis CROS, "L'explosion" scolaire. Sevpen, 1962.

Plus de formation pour un plus grand nombre: les budgets nécessaires explosaient. Il fallait les prévoir, mais aussi les allouer de manière efficace, car des choix étaient nécessaires. Seule une analyse économique, de plus en plus précise, permettrait une gestion efficace des sommes colossales qui étaient en jeu.

C'est ainsi que la réflexion économique s'est installée dans l'enseignement. En même temps, elle s'imposait au monde politique, car trop de lois étaient votées, trop de décisions prises, sans aucune réflexion sur le coût de leur mise en oeuvre: le budget annuel devint un outil politique majeur, et des modèles mathématiques de plus en plus complets permirent d'évaluer les conséquences à long terme des grandes décisions nationales.

Entretemps, sous un angle théorique (et avec beaucoup de précautions), des chercheurs s'étaient penchés sur le délicat problème du coût de la vie humaine. Etait-il infini, comme pouvait le déclarer un moraliste? Non, car certaines dépenses permettaient de sauver des vies; les effectuer ou non, c'était porter, plus ou moins consciemment, un jugement sur le coût de la vie humaine: les économistes pouvaient tenter d'évaluer ce coût implicite. Plus tard, viendrait le débat beaucoup plus concret (certains diront "sordide") sur les indemnités à payer par les assurances en cas de décès accidentel.

Un domaine semble avoir résisté jusqu'ici à un véritable calcul économique: celui de la justice. La qualité de la justice semble considérée comme un absolu justifiant tous les raffinements, toutes les précautions, mais aussi tous les retards. Comparer, par exemple, en termes économiques (donc en dollars, en euros, ...), les conséquences de ces retards avec l'avantage que rapportent ces précautions et raffinements, ne serait-ce pas un utile champ d'étude économique?

Ainsi considérée, l'économie n'est pas un monde à part. Elle est un regard particulier que nous pouvons poser sur toutes choses. Un regard très pragmatique, qui nous oblige, au-delà des beaux principes, à constater les priorités réelles que nous accordons à nos divers objectifs, par le calcul des moyens que nous leur consacrons. Un regard qui nous permet aussi de juger de l'efficacité avec laquelle ces moyens sont mis en oeuvre.