L'apogée grecque
Miracle entre mer et montagne
La
montagne est partout, les vallées sont étroites, les
plaines sont rares. Ce relief est le fruit de soulèvements
encore en cours: le choc immensément lent, immensément
puissant de deux, et même trois continents. Les côtes
sont découpées à l'extrême.
La mer (Egée) est, elle aussi, partout, transparente et
constellée d'îles: pour qui sait s'en servir, elle
est le passage vers l'Asie, l'Afrique ou l'Europe. Souvent aussi,
le chemin le plus aisé vers la ville voisine, de l'autre
côté de la montagne.
A chacun sa vallée ou sa plaine, donc: c'est un lieu naturel
pour des cités indépendantes. La seule menace est
la soudaine invasion venue de la mer. Athènes y pare en développant
sa flotte, en dominant la mer, en commerçant au large, en
essaimant des colonies jusqu'au long des côtes de l'Asie et
de l'Afrique. Sparte, en s'appuyant sur les montagnes du Péloponnèse
et sur leurs peuples, ainsi qu'en fortifiant à l'extrême,
jusqu'à l'ascétisme, sa culture militaire.
Le commerce et la mer, sans doute, ont favorisé l'usage
d'une langue commune: le grec, et d'une écriture révolutionnaire:
la première, semble-t-il, qui osa rompre la syllabe, séparer
la consonne de la voyelle, et ouvrir la voie aux alphabets tels
que nous les connaissons. Un ciment d'unité pour ces peuples
dispersés, mais qui bénéficient aussi de dieux
communs.
Le cinquième siècle avant notre ère commence
mal pour ces peuples: l'empire perse attaque avec sa flotte et son
armée immense. Mais les cités grecques font taire
leurs rivalités séculaires; flotte athénienne
d'un côté, hoplites spartiates de l'autre infligent
aux perses trois sanglantes défaites. La paix s'instaure,
l'unité des cités s'est resserrée. Athènes,
dominante, connaît une période aussi brève qu'exceptionnelle.
"Le
siècle de Périclès", dit-on. En fait,
cet homme politique n'aura dirigé Athènes que trente
ans (461-430), dont quinze seulement de paix presque totale. Mais
quelles années! On y perfectionne un système politique
tout nouveau, qu'il faudra deux mille ans pour réinventer:
la démocratie. L'art du théâtre y est porté
au plus haut niveau, avec la tragédie grecque: Eschylle,
Sophocle, Euripide. Et l'architecture, la céramique, la logique,
les mathématiques, l'astronomie fleurissent.
Au
fond de tout cela, c'est l'avènement de l'homme avant tout.
Un homme qui pense par lui-même, qui raisonne, qui discute
librement, affranchi des doctrines au point d'inventer des dieux
qui, avant tout, lui ressemblent jusque dans leurs défauts.
C'est donc aussi le sommet de la philosophie grecque. Les sophistes
avaient ouvert la voie. C'étaient des professionnels du raisonnement
et de l'éloquence, habiles à convaincre, voyageant
d'île en île pour enseigner leurs techniques. Socrate
est l'un des leurs, mais il met ces méthodes au service d'une
conception élevée de l'homme et de la vie en société.
Il enseigne la primauté de la raison, la liberté de
l'homme. Pourtant, déjà, la période de grâce
est passée. Athènes, à force de trop dominer,
connaît de graves revers. Les dissensions internes la minent.
Les élèves de Socrate ne retiennent plus de lui qu'un
individualisme vide de toute solidarité. Il est accusé
de corrompre la jeunesse, refuse l'exil, et est condamné
à mort en 399 AC.
C'est durant ce même siècle que Démocrite,
tout au Nord de la mer Egée, à Abdère (en Thrace),
se concentre sur des objets plus concrets, et en vient à
penser que la matière est composée d'atomes
indivisibles s'entrechoquant dans un vide infini.
Un soleil permanent dans un ciel sans nuage. La clarté du
regard habitué à porter au loin. La transparence des
eaux. Une mer familière inséparable de la terre. Un
carrefour des civilisations, entre Europe, Asie et Afrique. Des
cités indépendantes au sein d'un même peuple,
uni par la langue. Des dieux presque humains, laissant libre la
pensée. Assez de guerre pour glorifier le courage et maintenir
la vigilance et la solidarité. Mais assez de paix et de prospérité
pour laisser fleurir arts et sciences. Une société
stable, garantissant le calme de l'esprit. La liberté partout,
dans la pensée mais aussi dans la vie politique.
Sur l'héritage de ce siècle très écourté,
que Platon (427-348) et Aristote
(384-322) sauront nous transmettre, l'humanité (du moins
la civilisation occidentale) vivra plus de deux mille ans…
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