L'atome des philosophes
Un nombre inconcevable de corpuscules
disséminés dans l'espace sans borne
et se mouvant éternellement
Une étonnante intuition
Comment deviner – et même démontrer par le raisonnement
– l'existence matérielle de choses imperceptibles aux
sens, et même à toute expérience? C'est ce que
montrèrent voici bien longtemps quelques philosophes anciens,
aujourd'hui souvent désignés par le terme "atomistes
grecs". Le philosophe Démocrite est le plus connu d'entre
eux, et celui dont le raisonnement sonne le plus juste, après
24 siècles. Il eut de plus la chance que ses idées
soient chantées, oui, chantées en latin, deux cents
ans plus tard, par Lucrèce, en un long poème: De rerum
natura (7407 vers!) subdivisé en six chants dont les deux
premiers sont consacrés à la théorie atomique
de l'époque.
Chacun d'entre nous peut, comme ils le firent, soupçonner
que la matière est formée de grains minuscules. Sinon,
comment expliquer la très lente usure d'une pierre? Ou la
dispersion si large d'une goutte de colorant dans l'eau claire?
Et comment comprendre les grains de poussière? Ils sont certes
visibles, mais leur taille semble pouvoir se réduire à
l'infini: pourquoi leur division ne se poursuivrait-elle pas bien
loin dans l'invisible? Et à l'inverse, comment concevoir
la très lente croissance des êtres vivants, sinon par
l'apport continu d'éléments minuscules, tirés
des aliments? Enfin, tant de constructions délicates de la
nature (neige, feuilles, pollen, pierres veinées, …),
aussi bien que la manière dont elles se corrompent, ne nous
obligent-elles pas à rejeter l'idée d'une matière
massive, monolithique?
De telles réflexions peuvent paraître simples, et elles
le sont effectivement. Encore faut-il faire remarquer que le fait
de les entreprendre, puis de s'y intéresser, de les discuter,
de les ordonner afin de les fixer par l'écriture suppose
un certain degré de civilisation, que la
Grèce dite classique avait atteint.
Pour passer ensuite à l'idée d'atome, l'esprit devait
se faire plus pénétrant encore. Il devait comprendre
que la matière ne pouvait ainsi se subdiviser à l'infini,
sans quoi rien ne tiendrait plus ensemble, qu'il fallait une limite,
un élément ultime, que l'on ne pouvait diviser: l'insécable,
a/tomos en grec, l'atome.
Bien plus, ces atomes, pour constituer la matière, ne pouvaient
rester étroitement serrés les uns contre les autres,
sans quoi c'était la rigidité totale et l'immobilité.
Au contraire, il fallait entre eux beaucoup d'espace: le vide. Démocrite
en vint à concevoir la matière comme faite d'atomes
inaltérables s'agitant et s'entrechoquant dans le vide infini.
Et pour couronner le tout, une explication était donnée
à la diversité des corps: il y avait, pensait-on,
plusieurs sortes d'atomes. Notre poète ne dit pas combien:
en tout cas pas quatre comme le supposaient certains philosophes
qui ramenaient tout à la terre, l'air, l'eau et le feu; mais
pas non plus un nombre infini.
Incroyable perspicacité de l'esprit humain: nous pouvons
admirer avec Maurice Solovine (commentateur de Démocrite,
1928) qu'après 24 siècles de science, "en dernière
analyse, l'image de l'Univers (soit) pour nous la même qu'elle
était pour Démocrite: un nombre inconcevable de corpuscules
disséminés dans l'espace sans borne et se mouvant
éternellement".
Evidemment, les anciens ne savaient rien de la dimension exacte
des atomes, ni de la vitesse de leurs mouvements, ni des forces
qui les unissent. Cela les conduisit à d'étranges
suppositions. Par exemple, ils en vinrent à penser que la
diversité des formes de la matière reflétait
celle des atomes: atomes lisses et ronds pour les corps agréables
à nos sens; atomes crochus et serrés pour les corps
âpres et amers; atomes aux "menus angles à peine
saillants" pour le tartre et l'aulnée, "plus propres
à chatouiller les sens qu'à les blesser".
Dix-neuf siècles plus tard, on vivait encore sur de telles
représentations, à preuve cette phrase du pharmacologue
Nicolas Lémery, sous Louis XIV: "je ne crois pas que
l'on me conteste que l'acide n'ait des pointes… il ne faut
que le goûter pour tomber dans ce sentiment, car il fait des
picotements sur la langue".
Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Après les
philosophes, ce seront les chimistes,
puis les physiciens, puis les ingénieurs
qui pénétreront (et même maîtriseront)
l'atome.
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