L'atome chez Lucrèce
(Extraits du livre I du poème De natura rerum de Lucrèce,
traduction de Henri Clouard dans "De la nature", Paris,
Garnier, 2ème édition, 1939)
Les textes ci-dessous permettent d'apprécier la méthode
de travail des philosophes de l'époque: au départ,
l'observation aiguë de diverses réalités physiques.
Ensuite, un raisonnement d'une rigoureuse logique. Raisonnement
audacieux, puisqu'il n'hésite pas à déduire
l'invisible du visible, aboutissant à des conclusions d'une
stupéfiante actualité.
La matière est nécessairement composée
de particules très petites
Les
pieds du sphinx usés par le vent porteur de sable. Voir par
exemple le site ancienneegypte.ch.
(310) Sur le rivage où brisent des vagues, suspends des
vêtement, ils deviennent humides; étends-les au soleil,
ils sèchent; or l'on ne voit ni de quelle manière
l'eau y pénètre, ni de quelle manière sous
l'action de la chaleur elle s'en retire. Il faut donc qu'elle soit
divisée en particules que les yeux ne peuvent d'aucune façon
apercevoir. Et même, avec le concours des années, (…)
on voit que se sont usées sous les pas de la foule les pierres
qui pavent les rues; et les statues d'airain placées à
la porte des villes nous montrent des mains usées aussi par
le baiser des passants qui les adorent. (320) Ces objets diminuent
donc, nous le voyons, par l'usure. Mais quelles particules s'en
retirent à tout instant? La nature nous en a dérobé
le spectacle. (…) C'est donc au moyen de corps invisibles
que la nature accomplit son œuvre.
Ces particules sont indivisibles
Au reste, si l'on n'admet pas dans la nature un dernier terme de
petitesse, (610) les corps les plus petits seront composés
d'une infinité de parties, puisque chaque moitié de
moitié aura toujours une moitié, et cela à
l'infini. Quelle différence y aurait-il alors entre l'univers
et le plus petit corps? On n'en pourrait point établir; car
si infiniment étendu qu'on suppose l'univers, (615) les corps
les plus petits seraient eux aussi composés d'une infinité
de parties. La droite raison se révolte contre cette conséquence
et n'admet pas que l'esprit y adhère; aussi faut-il t'avouer
vaincu et reconnaître qu'il existe des matières irréductibles
à toute division (620) et qui vont jusqu'au dernier degré
de la petitesse; et puisqu'elles existent, tu dois reconnaître
aussi qu'elles sont solides et éternelles.
Elles sont forcément entourées de vide
(330) Ne crois pas, cependant, qu'il n'y ait partout que matière:
car il y a du vide dans la nature. Voilà une connaissance
qui te sera utile dans bien des cas; qui ne te permettra plus de
doute, d'erreurs, d'incertitudes sur les lois de l'univers, ni de
défiance à l'égard de mes paroles. (335) Posons
donc en principe qu'il y a un espace intangible et immatériel,
le vide. S'il n'y en avait point, les corps ne pourraient absolument
se mouvoir; cette propriété qu'a chaque corps de s'opposer,
de résister, ferait, à tout moment, obstacle à
tous; (340) rien n'avancerait, parce que rien ne commencerait à
céder. Or les mers et les terres, et les hauteurs du ciel
contiennent des corps sans nombre qui se meuvent de mille manière
à nos yeux: s'il n'existait point de vide, ces corps ne connaîtraient
point l'agitation de ces mouvements; (345) bien plus, ils ne seraient
même pas arrivés à l'existence, parce que la
matière, comprimée de toutes parts, serait toujours
demeurée en repos.
(extraits du livre II)
Les atomes s'agitent et se heurtent dans le vide
Puisqu'il en est ainsi, il ne peut y avoir aucun repos pour les
atomes à travers le vide immense; (95) au contraire, agités
d'un mouvement continuel et divers, ils se heurtent, puis rebondissent,
les uns à de grandes distances, les autres faiblement, et
s'éloignent peu. Tous ceux qui, formant les assemblages les
plus denses, ne s'écartent que de fort peu après leur
rencontre, (100) enchevêtrés qu'ils sont grâce
aux entrelacs de leurs figures, ceux-là servent de base au
corps dur de la pierre, au fer inflexible, à d'autres substances
encore du même genre. (105) Les autres au contraire, peu nombreux,
qui errent aussi dans le vide immense, mais se repoussent à
de grandes distances, ceux-là fournissent le fluide de l'air
et l'éclatante lumière du soleil.
(et enfin, cette étonnante anticipation, très actuelle)
Le vide est infini. Il doit exister d'autres mondes
Tout d'abord, nulle part, en aucun sens, ni à droite ni à
gauche, en haut ni en bas, l'univers n'a de limite; je te l'ai montré,
l'évidence le crie, cela ressort clairement de la nature
même du vide. (1050) Si donc de toute part s'étend
un libre espace sans limites, si des germes innombrables multipliés
à l'infini voltigent de mille façons et de toute éternité,
est-il possible de croire que notre globe et notre firmament aient
été seuls créés, et qu'au-delà
il n'y ait qu'oisiveté pour la multitude des atomes? (1055)
Songe bien surtout que ce monde est l'ouvrage de la nature, que
d'eux-mêmes, spontanément, par le seul hasard des rencontres,
les atomes, après mille mouvements désordonnés
et tant de jonctions inutiles, ont enfin réussi à
former les unions qui, aussitôt accomplies, (1060) devaient
engendrer ces merveilles: la terre, la mer, le ciel et les espèces
vivantes. Il te faut donc convenir, je te le redis, qu'il s'est
formé ailleurs d'autres agrégats de matière
semblables à ceux de notre monde, que tient embrassé
l'étreinte jalouse de l'éther.
|