Biologie de la conscience
La conscience peut-elle être le résultat de l'évolution
des êtres vivants, sans qu'il soit nécessaire de postuler
- sauf éventuellement à l'origine - une quelconque
intervention extérieure? Telle est la question - provoquante
pour certains - à laquelle, forts du développement
spectaculaire des sciences de la vie, se sont attaqués un
nombre croissant de bilogistes depuis les dernières années
du XXème siècle.
Disons qu'ils ont trouvé un début de réponse,
prometteur, traçant, de la cellule à la conscience
et de l'embryon à l'adulte, un chemin dont plusieurs tronçons,
cependant, ne sont pas totalement clarifiés.
La théorie la plus
diffusée est celle qu'a développée Gerald M.
Edelman (voir références
en bas de page), théorie aux multiples facettes dont nous
tentons d'exposer les principaux axes.
La disposition des cellules
Les formes et le fonctionnement des organes doivent beaucoup à
la manière dont sont disposées les cellules, et ce
dès le stade embryonnaire.
Cette disposition résulte pour une part de l'information
contenue dans les gènes: information générale
relative à l'espèce humaine; information plus particulière
propre à l'hérédité d'un individu donné.
Elle résulte aussi, pour une autre part, de l'histoire personnelle
de l'individu concerné, et notamment de ses contacts avec
ce qui l'entoure.
Dans le cas du cerveau
Ce qui précède est vrai dans le cas du cerveau.
D'une part, le cerveau des individus de l'espèce humaine
comporte de grandes zones spécialisées. Nous y trouvons
notamment
- diverses zones périphériques traitant les messages
des organes des sens;
- le cortex préfrontal,
qui joue un grand rôle dans la conscience;
- des liaisons bien établies entre ces parties (réseau
primaire).
Mais d'autre part, en plus et à l'intérieur même
de ces parties fixes, le cerveau est composé de milliards
de neurones, avec leurs énormes
capacités de connexion et de réorganisation. Ils bougent,
se déforment, se lient et se délient, et échangent
des signaux, le tout à grande vitesse.
Structuration progressive du cerveau
Lorsqu'un signal est émis par un organe des sens, les neurones
qui le reçoivent sont excités. D'une part, ils transmettent
le signal à leurs voisins. D'autre part, ils se déforment
en projetant de nouveaux prolongements, qui à leur tour atteignent
de nouvelles cellules. Signaux et prolongements finissent par se
rencontrer l'un l'autre. Les prolongements neuronaux nouvellement
créés s'en trouvent renforcés. Il se forme
ainsi des groupes de neurones, que la répétition
des signaux finit par spécialiser dans des fonctions données.
Par ailleurs, par le même processus, les signaux de plusieurs
groupes, coordonnés dans le temps, peuvent renforcer les
liaisons réciproques de ces groupes.
Ce mécanisme peut être comparé à celui
de la sélection naturelle qui gouverne l'évolution
des espèces. C'est pourquoi il a été baptisé"Théorie
de la sélection des groupes neuronaux" (TSGN).
On parle aussi de "darwinisme
neuronal".
Tentons, en un schéma simplifié, de résumer
ce processus.
Les concepts et la conscience
Pour expliquer comment de tels processus peuvent produire de la
consciencce, il suffit de voir qu'il est tout à fait possible
qu'ils se déclenchent non seulement à partir de stimulations
extérieures, mais aussi à partir des activités
du cerveau lui-même.
Si le cerveau est capable de dresser des cartes de ses propres
activités, il est capable de les classer
par catégories, de produire des concepts.
S'il le fait à partir des signaux sensoriels, on parle de
catégorisation perceptive, ou de conscience
primaire. S'il le fait à partir de ses propres activités,
on parle de catégorisation conceptuelle, ou de conscience
secondaire.
Il s'agit d'une théorie complexe, où jouent aussi
de nombreuses autres notions: mémoire,
"reconnaissance", "valeur", etc. Une théorie
encore en devenir.
Ajoutons qu'aujourd'hui une zone du cerveau, formée des
cortex frontal, temporal
et pariétal, a été identifiée comme
réalisant la catégorisation des activités du
cerveau lui-même, et par là permettant la conscience.
Lorsqu'une image est montrée pendant un temps
très court (moins d'un trentième de seconde), elle
est perçue (des expériences l'ont démontré),
mais celui qui la perçoit n'en est pas conscient. C'est
ce que l'on appelle la perception subliminale,
dont on redoute l'utilisation en publicité.
Si l'on analyse, par imagerie cérébrale,
les activités du cerveau pendant une telle expérience,
on constate que les zones citées plus haut n'entrent en
activité que si l'image est montrée assez longtemps
(en tout cas plus d'un trentième de seconde), ce qui tend
à confirmer le rôle de ces zones dans le phénomène
de conscience.
Peut-on construire un objet conscient?
Si l'on prétend comprendre la conscience, on doit pouvoir
en dresser une sorte de plan. Et ce plan devrait ensuite permettre
de construire une conscience. A condition toutefois de disposer
des techniques et matériaux adéquats. Ou, à
défaut, de pouvoir simuler (par exemple au moyen d'ordinateurs)
leurs comportements.
Le principe même d'une telle construction fait l'objet d'un
débat. Une position quasi philosophique (la conscience est
le propre de l'homme; une machine ne peut ni la posséder,
ni l'imiter) s'oppose à une position scientifique et pragmatique
(voyons dans le détail comment fonctionne une conscience;
puis ce qu'il nous faudrait pour en construire une; enfin, voyons
si cela est possible).
Déjà, certains s'y sont attelés. Une machine
capable de "catégorisation perceptive" (classer
des perceptions, même inconsciemment) a été
construite, et fonctionne. On en construit des variantes de plus
en plus complexes. L'étape suivante serait de la rendre capable
de catégorisation conceptuelle,
ce qui est fort éloigné des possibilités actuelles.
Mais cela ne suffirait pas à en faire un être doté
d'un "moi", d'une conscience d'être.
Gerald M. Edelman, au chapitre 19 de "Biologie de la conscience"
(Odile Jacob, 1992), faisait déjà le point sur la
question, avec optimisme pour le très très long terme,
... et sans cacher les problèmes éthiques inhérents
à une telle entreprise au stade de la réalisation
finale.
En moins de cinquante ans, nous avons fait énormément
de chemin en matière d'ordinateurs, et ce en n'imitant
qu'une seule fonction cérébrale:
la logique. Il n'y a aucune raison de penser que nous échouerons
dans nos tentatives d'imiter d'autres fonctions cérébrales
au cours des quelque dix ans à venir.
Références
Malgré quelques imperfections de forme, l'article de Boris
Saulnier "Le darwinisme neuronal de Gerald Edelman"
(juin 2003) fournit un bon résumé de la TSGN et de
ses implications épistémologiques. Il est disponible
à l'adresse suivante:
http://boris.saulnier.free.fr/DOCS/200306_Saulnier_DarwinismeNeuronal.pdf
Pour plus de détails, on pourra aussi lire
Gerald M. Edelman, "Biologie de la conscience",
Odile Jacob, 1992.
Gerald M. Edelman et G. Tononi, "Comment la matière
devient conscience", Odile Jacob, 2000.
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