Brève histoire du moi
Dans son essai "La refondation du monde" (Seuil,
1999), Jean-Claude Guillebaud tente, au chapitre 7 intitulé
"Le 'moi' en quête du 'nous' ", une histoire
de l'importance accordée à l'individu
dans la société. Voici le fil de son exposé.
Une invention récente
Pendant des millénaires, les sociétés primitives
étaient hantées par leur survie matérielle,
et cela nécessitait que primauté soit accordée
à la tribu, non à la personne individuelle.
Lorsque la survie devint plus aisée, particulièrement
dans les sociétés occidentales, la pression sociale
a diminué, on a pu accorder davantage d'importance à
l'individu.
Individualisme et autonomie
La place croissante accordée à la personne est allée
de pair avec une autonomie
croissante des sociétés par rapport à une morale
imposée de l'extérieur: nos sociétés
démocratiques entendent se fonder et s'organiser de manière
autonome, indépendamment des religions et des traditions.
En même temps, elles laissent leurs membres libres de leurs
choix individuels, dans le respect des seules limites du droit.
De Platon à Saint-Augustin
Il revient à Platon
d'avoir mis à l'avant-plan la primauté de la vie intérieure
et du "moi" par la maîtrise des passions: définition
d'une attitude d'autonomie individuelle qui, déjà,
avait valu à Socrate
la condamnation à mort.
Le christianisme, lui aussi, promeut le choix personnel et la démarche
intérieure, en opposition au respect des prescriptions formelles
prônées par le judaïsme à l'époque.
Promotion complétée par Saint-Augustin,
par l'accent mis sur la volonté et le choix individuels,
en relation directe avec Dieu, avec l'aide de la grâce et
dans le cadre de la foi. La vérité n'est plus dans
le monde, mais à l'intérieur de l'homme.
Les modernes. La Réforme. Rousseau. Kant
Après que des penseurs laïcs, comme Montaigne, Descartes
ou Locke, aient repris et développé la pensée
de Platon et Saint-Augustin sur l'intériorité, la
Réforme vint promouvoir
un christianisme résolument centré - jusque dans l'interprétation
des textes sacrés - sur une foi individuelle et personnelle.
Ensuite vint Rousseau et
sa revendication d'une autonomie radicale par rapport à tout
dogmatisme, au nom d'une conscience humaine individuelle, enracinée
dans la nature.
Quant à Kant, il affirma
qu'il était possible à l'esprit humain de trouver
en lui-même les racines de la morale - mais cette fois sans
l'aide de la grâce.
La rationalité économique
Au temps de la révolution industrielle, avec un certain
déclin des religions, se développa un nouveau modèle
de société, axé sur l'échange des biens
et la rationalité économique.
L'individualisme y est particulièrement possible, et aussi
fort utile, mais le progrès matériel s'y accompagne
d'un déficit patent des valeurs éthiques.
Il en résulte un vide, qui suscite inquiétude et
même panique.
Inquiétude et panique
Parmi les symptômes de l'effroi engendré par ce vide,
Guillebaud relève:
- la difficulté de faire vivre des sociétés
pluralistes, où cohabitent
toutes sortes de "micro-souverainetés";
- le naufrage de la laïcité,
que l'affaiblissement des religions prive d'ennemis;
- l'anonymat des sociétés
modernes: l'individu s'y perd sous les effets de l'individualisme
même;
- l'affaiblissement des liens personnels et de la cohésion
sociale, la crainte de l'exclusion,
la chosification des salariés;
- de nouveaux "désirs de société",
et le succès des mouvements associatifs;
- le retour en grâce du besoin d'éducation, d'égalité,
de consensus, de paix civile, biens immatériels que "seul
le 'nous' est en mesure de fournir";
- la recherche d'identification personnelle par l'adhésion
à des mouvements identitaires, à des sectes,
à des actions violentes, etc., qui le plus souvent aboutissent
à la négation des volontés individuelles.
A quoi s'ajoutent les progrès de la biotechnologie,
qui peuvent faire douter l'homme de son identité.
En conclusion
En conclusion, l'auteur décèle le besoin d'un nouvel
équilibre entre le "moi" et le "nous",
qui sont en fait indissociables et ont vocation à s'épanouir
mutuellement. Il en fait un élément marquant de la
"refondation" qu'il cherche à promouvoir dans les
chapitres ultérieurs de son livre.
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