Acouphènes


Imaginez (ou souvenez-vous?) qu'en vous réveillant vous soyez accueilli par un léger sifflement, un son aigu, flûté, continu. Un signal électronique, pensez-vous d'abord. Tout en vous ébrouant, vous en cherchez l'origine. Ce n'est pas facile, car il semble émaner de partout et de nulle part. Vous parcourez la chambre, examinez le radio-réveil, le radiateur, le capteur de votre alarme: c'est à peine si, selon votre position, le bruit varie d'un iota.

De chambre en chambre, de couloir en escalier, de rez-de-chaussée en jardin, vous croyez le poursuivre, pour finalement devoir conclure qu'il est comme inséré dans l'espace lui-même: de tout côté de la maison, le bruit reste égal, faible mais partout perceptible dans le calme du matin, et paraît surplomber le toit, le quartier, la ville entière peut-être. A leur réveil, vous alertez vos proches. Ils tendent l'oreille en toute direction: rien, ils ne perçoivent rien, disent-ils, en finissant, vu votre insistance, par vous regarder en oblique, d'un air vaguement inquiet.

Bigre! Seriez-vous doué d'une ouïe ultrasensible à certaines longueurs d'onde? Votre entourage se trompe-t-il ou - plus grave - vous trompe-t-il? Etes-vous doté d'un sixième sens, proche de l'ouïe, mais spécifique, différent? Ou bien - avec réticence, vous finissez par en envisager l'hypothèse - êtes-vous victime de quelque illusion?

Comme rien ne change au fil des jours, que le sifflement vous accompagne de bureau en chantier et de restaurant en supermarché, et qu'à la longue il vous irrite, devient accaparant et trouble votre sommeil, vous finissez par consulter un spécialiste de l'oreille. Il vous interroge et vous examine, et bientôt vous délivre son diagnostic en vous apprenant un nouveau mot: acouphènes, tel est le mal dont vous souffrez. Parmi d'autres trop techniques, vous comprenez quelques termes simples: il s'agit de bruits "subjectifs" (sauf vous, personne ne les entend, même à l'auscultation), associés à une légère "surdité de perception": votre nerf auditif , trop excité pour un motif inconnu, informe votre cerveau d'un bruit qui n'est que le reflet de sa propre activité.

A tout le moins, ce diagnostic est déstabilisant; la tranquille assurance que vous donnaient vos sens est remise en question: puisque vous ne pouvez plus "croire vos oreilles", pourquoi ne pas douter, aussi, de vos autres organes sensitifs? Chacun d'entre eux ne pourrait-il, lui aussi, vous tromper sur certaines réalités du monde? Mieux, certaines de ces réalités, que vous considériez comme telles jusqu'ici, ne seraient-elles que les créatures de votre propre système nerveux? Vous revient alors le souvenir d'amicales controverses, où vous étiez si sûr de ce que vous aviez vu... Et monte en vous une inquiétude diffuse, concrétisée par les mots névrose , décollage de la réalité, ... psychose.

Cela vous rappelle le sujet "Les Idées", où l'on discutait de ce qui était intérieur ou extérieur à l'homme. Cela vous conduit, plus directement encore, au sujet "La Perception". Vous commencez à comprendre pourquoi, avec l'étude de la perception, la psychologie s'écarte inévitablement de la philosophie, et pourquoi elle doit, bon gré mal gré, s'appuyer sur la biologie et sur la médecine.