Berkeley



Idéalisme étrange que celui de Berkeley (1685-1752), du moins dans la première partie de sa vie. Newton (1642 – 1727) venait d'énoncer la loi de la gravitation universelle, qui gouverne aussi bien la chute des pommes que le mouvement des astres. La science s'imposait comme clé universelle de compréhension du monde naturel. Le philosophe Locke (1632 – 1704) venait d'affirmer que les idées, loin d'être innées, résultent des expériences vécues. Non seulement, la science se sentait capable d'expliquer toute la matière, mais certains pensaient pouvoir expliquer tout par la matière: localiser l'âme dans le cerveau et la déclarer mortelle, par exemple, ou se passer de Dieu.


Berkeley, profondément croyant, futur évêque, réagit contre ce matérialisme envahissant, en inversant purement et simplement le courant. La Matière, selon lui, n'a pas d'existence autonome. Seuls existent les Esprits (spirits, = âmes, parmi lesquels l'Etre suprême), seuls actifs, qui produisent les idées . Ce que nous appelons "choses réelles" (y compris les qualités sensibles: couleur, etc.) n'ont pas d'existence propre; elles ne peuvent exister qu'à l'intérieur d'un Esprit qui les perçoit: l'Esprit de l'homme, ou l'Esprit suprême ("Exister, c'est être perçu"; en latin: Esse est percipi). Les idées perçues par les sens ont un ordre, une cohérence voulue par cet Esprit suprême: ce sont les lois de la nature. En étudiant celles-ci, notre but ne doit pas être de rechercher de prétendues lois propres à une prétendue Matière, expliquant finalement tout, mais plutôt de découvrir la cohérence des idées perçues, cohérence voulue par l'Esprit dont nous dépendons et "dont les attributs sont Un, Infiniment sage, bon, parfait".


La doctrine de Berkeley est souvent appelée "Immatérialisme". Voici quelques extraits du livre où, en 1710, il exposa cette doctrine.


(Les principes de la connaissance humaine, trad. Ch. Renouvier, Ed. A. Colin, Paris, 1920)


Exister, c'est être perçu


(n° 3) … La table sur laquelle j'écris, je dis qu'elle existe: c'est-à-dire, je la vois, je la sens; et si j'étais hors de mon cabinet, je dirais qu'elle existe, entendant par là que si j'étais dans mon cabinet, je pourrais la percevoir, ou que quelque autre esprit la perçoit réellement. "Il y a eu une odeur", cela veut dire: une odeur a été perçue; "il y a eu un son": il a été entendu; "une couleur, une figure": elles ont été perçues par la vue ou le toucher. C'est là tout ce que je puis comprendre par ces expressions et d'autres semblables. Car pour ce qu'on dit de l'existence absolue des choses qui ne pensent point, existence qui serait sans relation avec ce fait qu'elles sont perçues, c'est ce qui m'est parfaitement inintelligible. Leur esse consiste dans le percipi, et il n'est pas possible qu'elles aient une existence quelconque, hors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent.


Etre perçu par un esprit


(n° 23) Mais, dites-vous, il n'y a rien qui me soit plus aisé que de m'imaginer des arbres dans un parc, par exemple, ou des livres dans un cabinet, et personne à côté pour les percevoir. Je réponds: vous le pouvez, cela ne fait pas de difficulté; mais qu'est cela, je le demande, si ce n'est former dans votre esprit certaines idées que vous nommez livres et arbres, et en même temps omettre de former l'idée de quelqu'un qui puisse les percevoir? Mais vous-mêmes, ne les percevez-vous pas, ou ne les pensez-vous pas pendant ce temps?


Les lois de la nature résultent de l'ordre imprimé aux idées des sens par l'Esprit dont nous dépendons


(n° 30) Les idées des sens sont plus fortes, vives et distinctes que celles de l'imagination. Elles ont aussi une fermeté, un ordre, une cohérence, et ne sont point excitées au hasard, comme c'est souvent le cas pour celles qui sont des effets des volontés humaines. Elles se produisent, au contraire, en une série ou chaîne régulière dont l'admirable agencement prouve assez la sagesse et la bienveillance de leur Auteur. Or, les règles fixées ou les méthodes établies, moyennant lesquelles l'Esprit (the Mind) dont nous dépendons excite en nous les idées des sens, se nomment lois de la nature.


Etudier cet ordre, oui. Expliquer tout par des causes corporelles, non


(n° 66) … Etudier ce langage, si je puis l'appeler ainsi, de l'Auteur de la nature, chercher à s'en donner l'intelligence, tel doit être l'emploi du savant, dans la philosophie naturelle; et non pas de prétendre expliquer les choses par des causes corporelles, suivant une doctrine qui semble avoir trop éloigné les esprits de ce principe actif, de ce suprême et sage Esprit "en qui nous visons, nous nous mouvons et nous sommes".


A travers la beauté de la création, contempler celle de l'Esprit Un, Eternel, Parfait


(n° 146) … Mais si nous considérons attentivement la constante régularité, l'ordre et l'enchaînement des choses naturelles, la magnificence admirable, la beauté et la perfection des grandes parties de la création, la merveilleuse invention des moindres (!!) et l'harmonie, l'exacte correspondance établie dans l'ensemble; par dessus tout, ces lois, qu'on ne saurait assez admirer, de la peine et du plaisir, des instincts ou inclinaisons naturelles, des appétits et des passions des animaux; si, dis-je, nous observons toutes ces choses et qu'en même temps nous pensions à la signification et à la valeur des attributs tels que Un, Eternel, Infiniment Sage, Bon et Parfait, nous verrons qu'ils appartiennent à cet esprit "qui opère tout en tout" et "par qui tout subsiste".


EPILOGUE


A la fin de sa vie, après un long et fructueux détour par l'étude des sens et de la perception, Berkeley est revenu à un idéalisme plus classique. On peut consulter à ce sujet, par exemple, l'Internet Encyclopedy of Philosophy (IEP) à la rubrique Berkeley.